Le Matelot Islandais

 

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LE MATELOT ISLANDAIS

de

GRAVELINES

par

 

Le Docteur DELBECQ

 

Mémoires de la Société Dunkerquoise

39e Volume

1904

            Parmi les matelots qui se livrent  la grande pêche, c'est-à-dire qui quittent leur pays pour un laps de temps de plusieurs mois, il en est une catégorie qui tranche nettement sur l'ensemble : c'est celle des matelots islandais de Gravelines.

 

            Je laisserai au charmeur Pierre Loti tout le côté sentimental, je laisserai la Paimpolaise à Paimpol, et me conterai de disséquer le matelot islandais de Gravelines :

 

            1.- dans sa personne;

            2.- dans son travail;

            3.- dans sa vie à bord au point de vue hygiénique.

 

 

I.- Le matelot islandais.

 

            La vocation du matelot islandais est le fruit d'une véritable hérédité. Dès que la pre­mière communion est faite, parfois après l'obtention du Certificat d'Études Primaires au plus tard, le jeune mousse cherche un embarquement. Souvent à douze ans, il part pour sa pre­mière campagne dans les mers boréales. On lui fait un sac, et soit avec son père, soit avec un frère ou un oncle, si la grande marâtre qu'il adore déjà, lui a ravi ses soutiens naturels, il em­barque pour un salaire proportionné aux services qu'il rendra à bord. Il trouvera là les types divers pour lesquels, humble chrysalide, il passera pour arriver à éclore brillant papillon, c'est-à-dire pêcheur recherché, officier du bord, qui sait peut-être, maître de pêche, ou maître au cabotage.

 

            Tandis qu'il ne sera, dans son premier voyage, que le servant des officiers avec les­quels il loge à l'arrière, il ne laissera pas de rendre quelques services à ces novices, à ces pê­cheurs de l'avant moins bien logés que lui sans doute, mais dont il envie le sort : les vieux eux-mêmes ne demandent-ils pas toujours à vieillir ?

 

            Le mousse allume et entretient le feu à l'arrière, surveille la cuisine, grimpe sur le pont pour descendre bientôt allumer la pipe de quelque matelot qui ne peut y parvenir sous la grande brise. Il joue parfois, lorsque le temps le permet, et, lorsqu'il est bien sage, il doit re­cevoir sa bonne part du jus de réglisse que renferme la boîte aux médicaments. Il apprend à aimer le métier, et il ne manquera pas, lorsque le temps le permet de s'essayer à pêcher des morues, ambitieux de monter au grade  de novice, dès que son âge et son développement physique le lui permettront.

 

            Le mousse est l'introduction au type de l'islandais qui, du novice au vieux pêcheur, se détache bien net dans notre pays, sur l'ensemble de la population maritime.

 

            Du jour où il embarque pour Islande, le matelot renonce à connaître la belle saison dans son pays. Il partira au 1er mars, alors que l'hiver sévit encore, pour aller chercher l'hiver plus rigoureux, plus dur que dans son pays. Et quand il rentrera en septembre, le soleil aura déjà baissé sur l'horizon et n'éclairera plus que de rayons pâlis les fêtes retardées auxquelles il pourra prendre part. Dans cet avenir de privation de joies de famille, de joies de la patrie, de vie civile, une seule éclaircie se présente : le service militaire. Lorsque les 20 ans sonne­ront, au retour de la campagne, parfois à peine débarqué de quelques jours, il sera levé et s'en ira loin du foyer payer sa dette à la Patrie. Libéré, il cherchera un embarquement pour repartir encore à Islande. Et ce ne sera que vieux déjà, car la pension de demie solde n'est gagnée qu'après 25, 30 campagnes là-bas, qu'il restera dans son pays pour y voir briller le soleil d'été, pour y voir fleurir la campagne qui l'entoure, et pour aider à porter sac à bord les fils qui auront pris sa place dans la flottille.

 

            De cette vie si spéciale découlent forcément des mours et des goûts spéciaux. Sept mois par an isolé des siens, l'islandais aime en jouir pendant le peu de temps qu'il passe à terre. Sept mois par an privé des plaisirs des terriens, il aime à se les octroyer, autant qu'il peut, pendant le temps de relâche. Si la campagne a été bonne, il profitera pour faire sa provision de joies de la famille, pour s'amuser, de la période de travail que comporte le déchargement du navire, et ne se pressera pas trop à chercher un embarquement pour la pêche côtière qui doit lui permettre de totaliser les 300 mois de mer nécessaires pour arriver à la demie solde.

 

            Mais si, et c'est la cas le plus fréquent, l'argent manque au logis, si quelque nouveau poussin, éclos pendant l'absence du père, ouvre un petit bec affamé, si la maladie a ravagé la santé de la mère ou d'un enfant resté à terre, il repartira aussitôt, afin de pouvoir par son tra­vail, par son salaire, si maigre qu'il puisse être, remplir un peu les joues déjà creuses, remettre un peu de rose sur des pommettes trop pâlies. Et le cercle recommencera chaque année jus­qu'au jour où le maigre trimestre de la demie solde permettra de se contenter du maigre gain de la pêche côtière.

 

            Un pâle rayon d'adoucissement, pâle comme ceux du soleil de janvier pendant lequel il se produit, va luire dans la maison de l'islandais : il s'embarque et un peu d'argent entre au logis. Il va toucher une prime d'embarquement, une gratification, des avances, et le plus sou­vent, le mois qui précède le départ se passera à dédommager par avance des rudes privations de la campagne future, celui qui va partir. Certes, un moraliste sévère y trouverait à redire; soyons indulgents, et disons nous bien que, s'il prend des avances, l'islandais songe peut-être que ces joies seront les dernières qu'il aura ici-bas et que leur souvenir, après avoir bercé ses rêves pendant la campagne, sera impuissant à réchauffer son cadavre que gardera peut-être la banquise glacée.

 

            Moralement, l'islandais est un homme résistant, sachant endurer l'épreuve, et le plus souvent l'enveloppe physique correspond au moral. Trapu, bien bâti, bien membré, plutôt arrondi de formes, à cause de l'alimentation, du manque de marche, il est armé pour le rude labeur que si vous le voulez bien nous allons examiner ensemble.

 

 

II.- Le travail de l'islandais.

 

            S'est-on parfois demandé quelle était la somme de travail fournie par le matelot d'Islande ? Non peut-être. Eh bien, j'espère arriver à démontrer qu'elle est considérable.

 

            À peine débarqué, tandis qu'il navigue à la pêche côtière, il a chez lui un supplément de travail qui occupe ses moindres loisirs. On le voit réparer ses bottes lui-même, mettre ici un morceau de cuir, là un morceau de bois. Il rapièce ses cirés, vêtements en toile de coton enduite d'huile de lin bouillie. Il remplace par des pièces neuves les pièces qui ne peuvent plus servir,  découpe dans la laine les gants à deux pouces dont chaque face protégera alter­nativement ses mains glacées contre l'âpre morsure du sel de la mer et le frottement de la li­gne, tandis que le suroît, le chapeau avec son large bord, protégeront son corps et sa tête con­tre le baiser glacé de la bise. Avec quel soin il coud lui-même chaque pièce ! Il sait bien que c'est  lui qui souffrira du moindre défaut dans cette cuirasse qui le doit défendre dans sa lutte contre les éléments contre l'air et contre l'eau. Les femmes se chargent du dessous : chemises de grosse laine rouge, caleçons de molleton, bas de laine qui adouciront le dur contact des bottes toujours humides. Il se déploie dans ce travail des trésors d'ingéniosité qui m'ont sur­pris et charmé.

 

            Puis arrive l'époque de l'embarquement. Il gèle, il neige et on va à bord arrimer les tonnes d'eau, les tonnes de vivre, disposer au mieux les logements.

 

            L'heure du départ a sonné. Depuis quelques jours le sac est prêt. À côté des vêtements on a amassé quelques provisions personnelles : des oeufs, du chocolat, quelques-uns des remèdes antiques qu'on préfère encore aux médicaments du coffre : tous les lambeaux du bien être des terriens qui permettront d'adoucir quelque peu les moments des plus dures épreuves, et de rompre la monotonie d'un ordinaire qui, pour n'être pas malsain, à en juger par la santé de ces hommes, n'en présente pas moins une uniformité vraiment désespérante.

 

            En route, on prépare le bateau pour la pêche. Chacun prend son poste. On arme les lignes et on se demande combien de morues il faudra aller arracher aux entrailles de la mer glacée par 30 brasses ( la brasse correspond à 1,60 m. La ligne a donc 50 m de longueur ) de profondeur, à la force des bras pour remplir toutes ces tonnes, pour user tout ce sel et gagner le salaire déjà payé en partie, mais qu'il faudrait grossir pour rapporter, avec une ample moisson de poissons, une modeste part d'aisance.

 

            Le matelot d'Islande prend la morue à la ligne. Cette ligne mesure 30 brasses environ et se termine par un plomb auquel se rattache une lame métallique, l'arbalète. C'est à celle-ci que se fixent les hameçons qui, garnis de l'appât pêché dans la région, serviront à accrocher les morues. Quand le poisson donne, quand on est dans le banc, on pêche, on pêche toujours. Point de repos, point de cesse, car demain, tout à l'heure, peut-être, le poisson aura disparu. Représentez-vous un homme appuyé sur le bord de cette goélette qui dérive avec sa seule grand-voile, qui danse sur ces lames parfois longues, parfois courtes et cassantes. Représentez-vous le travail de ce corps dont tous les muscles se contractent pour maintenir ou rétablir l'équilibre que roulis et tangage ne cessent de compromettre. Représentez-vous ces bras raidis pour tenir la ligne, la filer, la hisser à bord avec son poids mort et sa charge de poisson. Représentez-vous la joie qui dédommage un peu de l'effort quand le coup de ligne a été bon  et le désespoir qui rend la fatigue plus pénible quand l'effort n'a servi à rien. Et à cela ajoutez une brise qui glace, des embruns qui détrempent tout, toutes les rigueurs du cli­mat le plus rigoureux et l'abîme là, sous les pieds, au-dessous de quelques planches, guettant sa victime que le vent, la mer, la banquise ou quelque pointe de rocher va livrer à sa voracité. Et le vent chante son glas funèbre. Et la nuit rarement étoilée, souvent sombre, étend son voile de crêpe sur ce champ de travail qui semble plutôt être un champ de mort. Ce supplice durera non pas huit heures, non pas dix heures, mais seize, dix-huit même tant que le poisson donnera. On glisse sur le pont humide et gelé, on se meut difficilement au milieu des corda­ges, des tonnes, du poisson, et on peine, on peine toujours : ce n'est qu'au prix de ces coups de force que la pêche pourra être bonne.

 

            Il faut travailler partout. Le travail de l'usine peut avoir ses moments pénibles, mais on plaint plutôt le mineur qui travaille dans le fond de la terre sous le coup d'un danger continu. Pourquoi donc la pitié publique oublie-t-elle trop et trop souvent nos marins d'Islande ? Le mineur remonte chaque jour, le matelot islandais est sept mois sans quitter l'abîme. Le mineur a son travail réglé, le matelot ne le connaît pas, et ses efforts peuvent être stériles. Car il doit toujours lancer sa ligne, il doit la retirer toujours. La fatigue est à peu près la même, qu'il pêche ou ne pêche pas : seul le salaire se ressentira de l'insuccès.            

 

            Ne vous êtes-vous jamais aperçu que plus le cadre est riant,  moins le travail est  pénible ? Voyez l'homme des champs : son caractère se ressent du milieu dans lequel il vit. Et dites-moi maintenant si le travail, si surmené soit-il, du moissonneur qui veut sauver sa récolte sous la menace de l'orage, peut être comparé en quoi que ce soit au labeur du matelot islandais ?

 

            Quand le poisson ne donne plus, on travaille le produit de la pêche. On se presse tou­jours, car il faut fléquer ( c'est-à-dire éventrer et nettoyer avec un couteau spécial appelé flegmesch ) les morues au plus tôt, il faut saler et plonger ses mains crevassées par le froid dans le sel qui les ronge. Sans cela le poisson n'aura pas la qualité et le salaire encore en souf­frira. Ensuite on arrimera les tonnes dans la cale tandis que le navire, toujours secoué par les flots, rend ce travail très pénible et très dangereux. Et durant sept mois, avec une relâche de quelques jours dans une baie plus ou moins sauvage, le matelot islandais recommencera à pêcher et à saler, à trembler sous les efforts des éléments qui veulent déchirer les quelques planches qui l'abritent contre eux ou à se désespérer d'un calme qui le ruine.

 

            Épuisé physiquement et moralement, où ira-t-il se reposer ?  Où ira-t-il et quels aliments usera-t-il pour refaire son corps fatigué ?

 

            Dans le capot de l'avant où il n'aura même pas une couchette pour lui seul, où il ne pourra même pas rester longtemps, chassé par l'air irrespirable que chargent de buée ses vê­tements qui sèchent. Nous allons l'y suivre en examinant maintenant la vie à bord au point de vue hygiénique

 

 

III.- La vie à bord au point de vue hygiénique.

 

            Le nombre de matelots à bord des goélettes islandaises est le plus souvent de dix-huit. Quatre ou cinq logent à l'arrière; ce sont les officiers, et ils ont chacun leur couchette. Les autres au nombre de douze ou quatorze logent à l'avant et sont obligés de partager leur lit avec un camarade auquel le matelot qui descend de quart succède. Sur un espace de quelques m², dans une pièce à peine assez élevée pour s'y tenir debout, aérée par un panneau qui s'ou­vre sur le pont, et par un petit volet qui donne sur la cale, ces hommes devront manger, dor­mir, sécher leurs vêtements. S'ils n'avaient pas le grand air de la mer sur le pont, ils ne pour­raient y vivre huit jours, et c'est un grand problème à résoudre que celui d'expliquer com­ment les victimes de la maladie à Islande ne sont pas plus nombreuses. Leur alimentation consistera en lard salé embarqué dans des tonnes et en pommes de terre. Lorsqu'il y aura du poisson pêché, les têtes de morue bouillies viendront varier l'ordinaire, et l'huile de foie de morue aidera à l'assaisonnement. La boisson se compose surtout de l'eau embarquée avant le départ, et qui perd vite sa qualité. Toutefois le thé, c'est-à-dire, une infusion d'une plante quelconque, tilleul, thé noir, voire même cannelle a toutes les faveurs de l'équipage, et ayant nécessité l'ébullition de l'eau, met les hommes à l'abri de bien des misères. La bière embar­quée, déjà peu désirable au départ, ne tente bientôt plus l'équipage, et le vin n'est distribué que d'une façon exceptionnelle. Il y a encore l'alcool. Ici, je vais peut-être soulever les récriminations des ligueurs de l'antialcoolisme, mais je dois à la vérité de dire que si l'islan­dais boit de l'alcool, grâce sans doute à la rigueur du climat et au labeur pénible, il le brûle si bien que depuis seize ans que je vis au milieu de ces matelots, je n'observe guère de lésions dues aux méfaits de cette boisson. Le café sans alcool a peu de charme pour ces rudes tra­vailleurs de la mer, car, et c'est mon avis, le café sans alcool ne leur donne pas le coup de fouet nécessaire à leur grand surmenage, et si quelques méfaits sont dus à cette boisson qu'on appelle, le plus souvent à juste titre, le fléau du siècle, cela vient sans doute d'une mauvaise répartition. Il peut y avoir des ivrognes parmi les matelots islandais de notre région, mais ils constituent une rare exception, et ce malheureux boujaron ( c'est la mesure qui sert à la dis­tribution. Il en est délivré 3 par jour en temps normal. Il correspond à 6 cl, soit un verre à liqueur ) chargé de tous les péchés d'Israël deviendrait inoffensif, je crois, si les hommes pouvaient n'avoir à bord que l'alcool qu'on leur distribue, et étaient forcés de le consommer au moment opportun. En effet, il y en a, paraît-il, qui accumulent chaque jour une petite por­tion de leur ration pour, en un grand jour de fête, se livrer à une grande beuverie. Cela ne de­vrait pas être, car c'est une des causes pouvant amener des accidents dus à l'alcool non plus aliment passager ou stimulant utile, mais poison à haute dose. Finissons-en avec l'alcool en nous demandant si une surveillance étroite de la qualité de celui-ci, lorsqu'on l'embarque, ne contribuerait pas, elle aussi, à en faire un stimulant utile dans les moments de surmenage et de froid excessif, et peu dangereux du moment où il ne renferme plus d'éléments aussi toxiques qu'étrangers à sa nature même.

 

            Sans s'inscrire en faux contre le boujaron, le Docteur Lancry a demandé la permission au cours de la séance de nous faire remarquer que, d'après ses observations personnelles, les islandais consomment journellement et à grands bols l'huile de foie de morue et que c'est à cette pratique qu'ils doivent de supporter si facilement et les rigueurs du froid et celles de certains excès alcooliques.

 

            Cela concorde exactement avec mes observations personnelles et je suis tout à fait de l'avis de mon confrère qui, dans nos régions humides et froides conseille, systématiquement, l'huile de foie de morue nature pendant l'hiver et à tous les enfants lymphatiques.

 

            J'ajouterai que le Docteur Lancry a profité de l'occasion pour rappeler a nouveau ce qu'il considère comme la condition nécessaire et indispensable pour la conservation de toutes ces populations de matelots du littoral, à savoir le don en propriété collective d'un certain lot de territoire sur le type de ce qu'a fait Louis XIV à Fort Mardyck.

 

            J'ai été heureux de lui faire savoir qu'on s'occupait depuis quelques temps déjà de ce sujet à propos des laisses de mer du gros banc. )

 

            Tant que tout l'équipage est en bonne santé, l'aération qui se fait pendant le labeur sur le pont compense le manque d'air du logement et si le matelot ne dort dans l'armoire qui lui sert de lit et dans laquelle il pénètre par une ouverture trop étroite, que par une congestion toxique du cerveau, il se réoxygène bien vite quand vient son tour de remonter sur le pont.

 

            Quelque désagréables que soient les odeurs du capot avec ses relents de cuisine et d'huile de foie de morue, de vêtements qui sèchent et d'exhalations de toutes sortes, l'équi­page s'y fait, et la santé des hommes ne semble pas trop en souffrir, puisqu'on compte à Gravelines nombre de vieux marins ayant 25 à 30 campagnes d'Islande et étonnant ceux qui les voient par la verdeur de leur vieillesse et l'intégrité de leurs organes.

 

            Mais lorsqu'il y a un malade, à bord, le tableau change. Si ce malheureux arrive à ne plus pouvoir monter sur le pont, le milieu de la chambre le met vite en mauvais état de résis­tance. Est-on près de la côte, on le débarque dans un hôpital, à moins qu'un heureux hasard n'amène le bateau de l'État envoyé en station ou celui des Ouvres de Mer croisant dans ces parages? Si les vents sont contraires, il se passera plusieurs jours avant que le malade puisse être débarqué, et si le malheureux a une maladie à courte évolution, il sera mort ou mourant à l'heure où il eût guéri si les secours lui fussent arrivés à temps, ou si un logement plus sain lui eût permis d'attendre le moment des secours sans que son organisme s'épuisât dans un milieu épouvantable au point de vue hygiénique.

 

            Et si l'affection dont souffre le malade est contagieuse, conçoit-on les terribles consé­quences qui en résultent ? On se rappelle les équipages décimés par la fièvre typhoïde et par le scorbut.

 

            Certes l'instruction des capitaines s'est développée beaucoup à ce point de vue, et les rapports signalent de nombreux cas où les soins nécessaires ont été donnés aux malades ou aux blessés d'une façon remarquablement intelligente par celui qui, à  bord est seul maître après Dieu.

 

            Voulez-vous me permettre de vous citer un fait authentique ?

 

            Durant une campagne d'Islande, il y a 17 ou 18 ans, un homme se plaint d'une gros­seur dans le pli de l'aine à droite. Le capitaine lui donne quelques soins, le met au repos. Mais le mal augmente rapidement. Impossible de songer à gagner un point de la côte où l'on puisse trouver les secours médicaux nécessaires. La fièvre s'allume et le délire rend la situation plus inquiétante encore. Le bouton prend une teinte noire. Il semble de toute évidence que le ma­lade va succomber. Le capitaine réunit alors une espèce de conseil d'équipage et propose à ses hommes d'ouvrir ce bouton qui semble la cause de tout le mal. Le malade consent. On l'étend sur le pont et avec le flegmesch bien nettoyé et bien aiguisé, le capitaine enlève toute la partie noire. Aussitôt les matières fécales prennent leur cours par cette ouverture; l'opéra­tion de la hernie étranglée avec anus artificiel était faite et réussie, puisque le malade guérit et que, bien lavée et tamponnée avec de la charpie enduite d'huile camphrée, la plaie se cicatrisa sans laisser d'infirmité. L'opérateur et l'opéré sont encore de ce monde.

 

         Des hommes de cette trempe et de cette décision sont exceptionnels, mais avec un peu d'organisation, par l'instruction médicale des capitaines, avec la multiplication des postes de secours le long de la côte d'Islande et la bonne volonté du stationnaire de l'État et du bateau des Ouvres de Mer, on arrivera à réduire au minimum les risques de mortalité par des affec­tions aiguës.

 

            Je dis affections aiguës, car il en est d'autres plus terribles dans leurs conséquences pour lesquelles il semble que jusqu'ici on n'ait rien fait. Il est nécessaire de drainer jusqu'à nos matelots islandais les principes de l'hygiène moderne, et si la construction des navires ne permet pas de les mieux loger, il faut en fermer la porte étroite aux germes de deux terribles ennemis : la tuberculose et la syphilis.

 

            Voila des hommes qui vivent dans une promiscuité qui va jusqu'à partager la même couchette dont chacun à son tour essuie les parois, des hommes qui forcément boiront au même verre, des hommes qui, pendant de longues heures, seront serrés si près les uns des autres qu'ils vont être presque bouche à bouche et avant de leur imposer cette communauté en tout dans la vie on ne s'est pas préoccupé de savoir si le camarade de lit de cet homme jeune, sain, vigoureux, qui a laissé chez lui toute une bande d'enfants à élever, ne va pas lui cracher une tuberculose ou lui inoculer, en lui passant son verre, une syphilis qu'il n'eût jamais dû contracter ainsi !

 

            Certes on arrive aujourd'hui à guérir un tuberculeux. La très intéressante communica­tion faite dans cette même séance à la Société Dunkerquoise par le Président, notre excellent confrère le Docteur Duriau prouve surabondamment que le sanatorium de fortune peut être installé partout, donner des résultats et ne plus être l'apanage que des riches. Cependant ce n'est pas au moment où on engage pied à pied une lutte si justifiée contre la tuberculose qu'il est permis de passer ces faits sous silence et de compter sur le grand air du pont pour compenser les dangers de la chambre, quand cet air parfois excessif peut engendrer un rhume qui, grâce au tuberculeux qui partage la couchette deviendra plus tard une bronchite fatale­ment mortelle.

 

            Depuis bien des années je vois revenir de la pêche d'Islande des hommes vigoureux minés par la tuberculose qui les emporte un ou deux ans plus tard. Après avoir été contaminés eux-mêmes, ils sont parfois retournés à bord en contaminer d'autres. En mettant au jour cette plaie, en signalant à ceux qui réglementent le sort de nos pêcheurs islandais, derniers cham­pions de la repopulation en France, cette source aussi puissante que terrible du mal qui les ronge, n'arrivera-t-on pas à disputer, à arracher à la maladie les victimes que la mer aura épargnées ?

 

            Je veux le croire.

 

            Oui, il y a beaucoup à faire pour ces rudes travailleurs de la mer : surveillance des vivres, secours médicaux, hygiène à bord, élimination des foyers humains de contagion en attendant l'assainissement des logements.

 

            Serai-je parvenu à éveiller l'intérêt public pour cette catégorie d'ouvriers dont la vie est si dure et qui repeuplent néanmoins vaillamment nos côtes ? Mon but sera atteint si j'ai pu susciter quelques bonnes volontés pour protéger ces marins qui, pionniers de notre commerce dans les mers de glace, seront demain les vaillants défenseurs de nos côtes, remplissant avec autant d'abnégation et de dévouement leur devoir de fils de France, qu'ils mettent de courage et d'énergie à lutter contre la mort  pour élever leur nombreuse famille.

 

 

Appendice.

 

 

            À la suite de cette communication faite à la Société Dunkerquoise pour l'encouragement des Lettres, des Sciences et des Arts, on me demande quels sont les remèdes à la situation.

 

            Je crois pouvoir résumer les principales mesures à prendre dans le quatre suivantes.

 

            1.- Surveillance de la qualité des vivres et boissons embarqués à bord;

           

            2.- Développement de l'instruction des capitaines par des conférences médicales prati­ques;

           

            3.- Multiplication des postes de secours le long de la côte d'Islande afin de permettre le débarquement hâtif des malades ou blessés sans nuire au travail de la pêche;

           

            4.- Visite médicale des hommes avant le départ, comme cela se fait pour les long-courriers.

 

            Ces mesures qui seraient utiles d'une façon indéniable aux marins islandais, seraient loin de nuire aux intérêts de l'armement. Chaque année le rapatriement de nombreux marins est nécessaire et constitue pour l'armement une très grosse dépense. Ma statistique personnelle me permet d'affirmer que ces mesures éviteraient les frais de retour des trois cinquièmes des rapatriés et avec une dépense minime, épargneraient plusieurs milliers de francs pour les seuls équipages recrutés dans le quartier de Gravelines.

 

            L'intérêt de la santé des marins, l'intérêt de l'armement s'unissent pour les réclamer.

 

 

 

 

 

 

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