Le Matelot de Grand-Fort-Philippe

 

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Titre

.LE MATELOT

de

GRAND-FORT-PHILIPPE

 

par

 

Le Docteur DELBECQ

 

Mémoires de la Société Dunkerquoise

36e Volume

1902

           

            Nous avons eu l'occasion de faire une excursion à Grand-Fort-Philippe avec grand-mère Vière. Nous allons, si vous le voulez bien, y retourner pour y étudier le matelot pêcheur se livrant à la pêche fraîche. Choisissons un bel après-midi de juin, par un jeudi, et prenons le canot qui nous mènera à Petit et Grand-Fort-Philippe.

 

            Nous sommes à mi-marée, nous descendons les marches de l'escalier, et nous avons quelque peine à y arriver, car elles sont encombrées d'enfants de 7 à 12 ans qui profitent du congé hebdomadaire pour se livrer au plaisir du bain. Oh, nous ne sommes pas bien difficiles pour la tenue. Les uns, ceux qui font du luxe, ont un caleçon, les autres, ceux qui en vrai fils d'Adam ne tiennent qu'à la feuille de vigne qui orne les portraits de notre premier père, ont un mouchoir lié autour des reins. Et ils sont là bondissant du bord des canots, des dernières marches de l'escalier dans cette mer qui a nourri les leurs et à laquelle ils demanderont plus tard le pain souvent amer du foyer qu'ils auront fondé.

 

            En canot, gare aux abordages ! Les mousses que le calme d'une belle journée a laissé dans le port, deviennent des amiraux d'embarcation dont la voile faite d'un fragment de mau­vaise toile fixée à un débris d'aviron, est manouvrée par des matelots, bambins de moins de 10 ans, que leur âge force à fréquenter, oh ! bien malgré eux, croyez-moi, l'école communale. Voilà 15 ans que je me pose gravement cette question : « Comment chaque journée de congé n'y a-t-il pas une demi-douzaine d'enfants noyés dans le chenal ? » Et plus  ça va, plus je me redis que s'il y a un bon Dieu pour les ivrognes, il y en a au moins deux pour ces imprudents enfants qui prennent vraiment souvent un bain, mais qui ne se noient pas.

 

            Après une esquisse rapide du matelot du berceau à la tombe, nous le verrons dans sa vie intérieure et dans son travail, et, comme nous l'avons fait pour les matelottes, nous essayeront de calculer le maigre salaire de ces hommes de la mer.

 

 

Le matelot.

 

 

            Oh ! Dame, il ne l'a pas belle le matelot enfant. Dans les « Matelottes de Gravelines », nous avons vu que la mère, si elle ne se dérobait pas aux devoirs de la maternité, ne se faisait pas faute de promener le petit matelot encore en espérance, des plages de Zuydcoote où elle va chercher le ver, aux flots alternativement tièdes ou glacés, auxquels elle réclame sa part de crevettes. Cette rude éducation avec la naissance, loin de nuire à nos jeunes marins encore au chou, semble au contraire développer chez eux la vigueur et l'attache à la vie.

 

            Et il faut, croyez-le bien, que ces galoubis y mettent de la ténacité pour vivre. La mère leur offrira parfois un sein trop dur que l'attente prolongée a distendu, d'autres fois un garde-manger à peu près vide, ravagé par la fatigue. Et on sera fier, si à quatre semaines, le mou­tard, dans un « heu ! heu ! » plus ou moins harmonieux aura en essayant de tendre les mains vers l'assiette de son père, affirmé qu'il voulait goûter la pomme de terre qui y nage, à moins qu'il n'ait une préférence marquée par le même procédé pour un morceau de merlan, ou pour une « oreille de morue. »

 

            Malheureusement bon nombre succombent à ce régime. Dans les 10 dernières années la moyenne effrayante de 38 % sur la totalité des décès se dégage des chiffres que j'ai re­cueillis à l'état civil. Mais ceux qui survivent sont vigoureux et portent haut le drapeau de la race.

 

            Lorsque la toute première enfance se sera passée à errer de garderie en garderie, en trottant pieds nus et le reste à peu près de même, sur le sable des rues ou de la plage, au mi­lieu des débris de poisson ou des coquilles de coque vidées pour amorcer les lignes, ils iront à l'école.

 

            Qu'y feront-ils ? Ils ne cherchent pas à devenir grands clercs, mais ils attendront im­patiemment l'âge auquel l'inscription maritime les autorise à embarquer comme mousse. La grande marâtre, la mangeuse d'hommes, la mer a ses amants. Cet amour naît avec celui qui en sort, l'étreint enfant dans ses jeux, l'entraîne comme mousse loin de l'école où il pourrait se chauffer tranquillement vers la brise âpre et mordante qui lui gèlera les doigts et le visage.

 

            Mousse ! Il est mousse ! Il a des bottes, un ciré, un suroît ! Mais il est presqu'un homme ! Est-ce un attrait spécial pour la mer ? ou la gloriole de porter cet uniforme, abri de tant de misères, qui anime ces enfants ? Non, c'est l'hérédité, une hérédité fatale que n'entame aucun malheur, que ne dévoie aucune misère.

 

            Fils de matelot, tu iras à la mer comme le poisson, à peine sorti du frai, cherche les fonds où il doit vivre. Ton père est mort dans un naufrage ? Qu'importe ! Un frère aîné, un oncle te prendra en tutelle et tu seras mousse à son bord.

 

            Mais pauvre enfant, il te faudra dans la nuit noire quitter ton lit pour aller au canot. Il te faudra godiller péniblement pour conduire l'équipage à bord. Il te faudra, sur le pont, balayé par le flot et le vent, souffrir du froid et de l'eau ! Qu'importe ! Fils de matelot, je se­rai matelot, et pour y arriver, je serai mousse. Et puis ma mère a besoin de mon gain. Ne faut-il pas mon quart de part à la fin de la semaine pour nourrir les plus petits ? Et puis, je veux être matelot ! Et l'enfant part. Il quitte ses jeux, les gâteries du foyer, et il va prendre la mer.

 

            Savez-vous ce qu'est un mousse à bord ! Non sans doute. Enthousiasmé par Pierre Loti, j'avais vu autrefois les choses de la mer à travers le mirage du style charmant et enchan­teur. Laissons le poète et descendons dans la brutale réalité. Le mousse c'est le petit esclave du bord. C'est lui qui, dans la nuit sombre, traîne péniblement le long aviron qui, manié par ses membres frêles encore, pousse en godillant le lourd canot de l'escalier de la jetée au bord du bateau. Cette corvée finie, une autre recommence : mousse, ohé ! Tiens ce bout ! Mousse va au feu ! Mousse va allumer ma pipe ! Mousse par-ci, mousse par-là, mousse toujours. Et l'enfant trotte, recevant parfois une caresse, souvent une taloche. Et pourtant il ne lâchera pas le métier. Il se sent fort, et bientôt il sera le novice qui à son tour commandera au mousse. Car, à notre honte, il faut bien l'avouer, la nature humaine est ainsi faite, qu'elle consentira à obéir aujourd'hui, pourvu qu'elle ait l'espoir de commander demain.

 

            Enfin, il n'est plus mousse. Il a grandi et l'appoint de ses muscles lorsqu'il s'agit de haler l'ancre ou la traille de hisser la grande voile ou de prendre un ris, est tel qu'il mérite trois quarts de part. Il a 15 ou 16 ans et la mer le connaît comme il connaît la mer. Sa capacité est suffisante pour absorber lui aussi les chopes du commun et le fourneau de sa pipe est aussi noir que celui des pipes des hommes. Mais il n'est pas homme encore, il n'est que novice. Vienne à manquer le mousse, c'est lui qui le remplacera et si sa dignité ne lui permet plus d'aller en bas allumer les pipes des hommes, il restera le domestique du bord chargé des soins intérieurs. Si l'équipage est au complet, il prend son quart comme les hommes. Mais cet état n'est que transitoire et vous le voyez si son développement physique le permet, devenir mate­lot à 17 ans.

           

            En attendant qu'il parte au service de l'État, lorsque ses 20 ans sonneront, le grand-fort-philippois navigue. Son gain ne lui appartient pas encore, il le rend à ses parents qui lui donnent une grosse pièce pour s'amuser le dimanche. Et cette situation se prolongera jusqu'à ce que, revenu du service militaire, il fonde à son tour un foyer, à moins qu'il ne l'ait fondé avant de partir.

 

            Le matelot navigue pour gagner sa demi-solde ou invalides, maigre pension que leur sert l'État en retour de l'abandon d'une somme de 15 F par an.

 

            À cette époque, il a 50 ans et commence à naviguer un peu moins.

 

            S'il n'est pas forcé de gagner sa vie, il restera à terre pendant les quelques mois les plus froids, et les plus chauds, et c'est la bande des vieux que vous pouvez voir au « Cap des Blagueurs » discutant sur la couleur des moustaches du bateau qu'on vient de repeindre, ou sur la force relative du treuil vertical et du treuil horizontal, à moins que quelque lettré de la compagnie ne tienne tous les auditeurs sous le charme du récit d'exploits de mer.

 

            Peu à peu, le vieux restera plus souvent près du feu, à la maison. Son auditoire va changer. Ce ne sont plus les camarades, qui, comme lui, ont bravé la mer qui écouteront ses récits; il narrera ses hauts faits d'autrefois à ses petits enfants, aux galoubis, qui essaieront jeudi prochain de refaire avec un canot, sous le commandement d'un mousse, la grande manouvre que fit la corvette de l'aïeul sous le commandement de l'amiral.

 

            Et puis, il se taira. Et puis, ses yeux se fermeront, et il ira dormir son dernier sommeil, dans ce champ de repos enclos par des débris de bateaux, et dont le silence ne sera troublé que par les sanglots des siens et par les pleurs de la brise de mer gémissant sur celui qu'elle a tant bercé jadis.

 

 

Vie intérieure.

 

 

            Lorsqu'il s'échappe des brassières, lorsqu'il commence à voler de ses propres ailes, le jeune matelot de Grand-Fort-Philippe a un genre de vie qui n'est pas celui d'enfants de son âge. Les dangers de la mer l'ont mûri physiquement : les conversations du capot de l'avant l'ont malheureusement trop mûri moralement. À un âge où dorment encore dans le nuage d'un rêve des passions qui n'éclosent que trop tôt, le novice trouve dans les bals, dans le va­gabondage à travers les rues sans lumière, l'occasion, le moyen de faire ce que font ses aînés. Et cela semble si naturel, que vous étonneriez les meilleurs esprits du pays, en leur prouvant que cela ne se passe pas partout comme chez eux. Il faudrait, je le répète, le leur prouver, car c'est en vain que vous leur affirmez le fait. Ils ne vous croient pas, pas plus que si vous leur disiez qu'on achète une paire de bottes neuves sans l'avoir essayée.

 

            Le novice trouve facilement à qui parler d'ailleurs.

 

            Quand la fillette a 14 ans, elle va au bal avec le père et la mère, tous les dimanches. Elle a bientôt distingué celui qui lui plaît et auquel elle sent qu'elle plaît, et, sans curé ni maire, en vertu des usages du pays, le garçon est uni à la fille. Ils danseront ensemble, ils sortiront manger des bonbons chez Suzanne, ou ailleurs ensemble, et le bal fini, le garçon reconduira la fille chez elle. Dame ! Je ne jurerai pas qu'ils prennent la ligne droite, et c'est vraiment malheureux que ce bal se termine si tard, il ne fait plus clair. Impossible de savoir s'il y a un quart d'heure ou deux heures qu'on est sorti et la lune est si discrète ! Il y a tou­jours quelque nuage pour lui voiler la face sur cette grande plage.

 

            Mais il est des conséquences matérielles auxquelles on ne peut échapper, et voilà pourquoi, avant qu'il ne parte au service, le matelot aura dû passer par les bureaux de M. le Maire pour lui annoncer qu'un garçon ou une fille, à moins que ce ne soient l'un et l'autre, ensemble ou successivement, sont venus augmenter la population.

 

            Quand son bon ami est parti, la jeune mère restera avec sa suite chez ses parents ou chez ceux de l'absent. Elle sera aidée par les uns et par les autres et par le père de ses enfants qui, prélevant sur sa solde, lui enverra, lui déléguera, pour employer le terme technique, un secours de 10 ou 15 F par mois.

 

            Il reviendra en permission avec son grand col, son béret, son coquet uniforme, le beau matelot de l'État. Que de joies à l'arrivée, que de pleurs au départ ! Et puis la permission aura peut-être aussi de ces conséquences à longue portée que, quand revenu pour la bonne fois, le matelot convolera en justes noces, en donnant son nom à la femme qu'il aime, il donnera la vie civile à deux ou trois jeunes citoyens, qui, ma foi, s'étaient bien élevés jusque-là sans ça.

 

            Cette première partie de la vie de l'homme à Grand-Fort-Philippe est réellement typi­que. La fidélité du garçon à la fille et de la fille au garçon est une loi si respectée et à laquelle tous tiennent avec une telle ténacité qu'on serait tenté, si on n'en arrivait à admettre l'union libre, de leur pardonner leur situation immorale, en somme, et illégale, à cause même de cette fidélité qui fait que la faute actuelle n'est pour ainsi dire commise que parce que tous savent, et les intéressés les premiers, qu'elle sera vite réparée.

 

         Il me souvient qu'un jeune homme qui, fils de marin, s'étant lancé dans une autre carrière, abandonna l'amie de ses premières années pour se jeter dans les bras  de la fille d'un capitaine plus riche et mieux apparentée.

 

            Savez-vous ce qu'il advint ? Eh bien ! il fallut que le mariage fut célébré le soir, avec déploiement de police et de gendarmerie. Et encore je ne puis assurer que M. le Maire en­tendit le « je le veux » quelque peu rageur du mari, et fort ennuyé de l'épouse, tant était grand le hululement des gosiers et des casseroles de toute la population ameutée. Les vitres de la mairie, celles des maisons des parents des mariés volèrent en éclats. Ces intrus, bien qu'en­fants du pays, le quittèrent bientôt et ce n'est que plusieurs années après qu'ils osèrent y re­venir.

 

            Lorsque son foyer est fondé, le matelot travaille pour y assurer quelque aisance. S'il est actif, entreprenant, il sera choisi par l'armateur pour commander un bateau, ce comman­dement ne réclamant aucun diplôme. Plus tard il achètera, s'il le peut, une petite maison. Nous l'avons vue cette maison qui ressemble par son dispositif et ses dimensions au bateau sur lequel le matelot navigue. Eh bien ! si la famille grandit, qu'un enfant se marie, on bâtira dans l'échantillon de cour un réduit qu'on dénommera cuisine, et, serrant le cantonnement, on mettra deux ménages sur l'emplacement qu'occupait un seul autrefois.

 

            Nous avons vu comment les enfants étaient pour la famille une source de revenus dès l'âge de 12 ans pour les garçons. Voilà ce qui explique pourquoi tant que la navigation a prospéré à Grand-Fort-Philippe, les familles s'y développèrent. Aujourd'hui le nombre de bateaux diminue. Des revers ont abattu quelques grandes maisons d'armement. Des naufrages

ont détruit de nombreux bateaux, l'activité des chantiers de construction qui autrefois faisait merveille n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir. De 125, le nombre de bateaux naviguant à la

pêche fraîche est tombé au-dessous de 100. Les grand-fort-philippois émigrant à Islande et ne pouvant plus naviguer en dehors de cette campagne, cherchent à s'embaucher comme ouvriers : c'est un malheur, car cela détruit l'originalité, j'allais dire la virginité d'une race d'hommes forts et bons marins, en attendant que cela ne les détourne du recrutement de notre flotte. Savez-vous que le quartier de Gravelines compte à lui seul autant, si pas plus d'inscrits maritimes que Dunkerque et Calais réunis ?

 

            Ce qui décourage aussi le matelot, ce sont les conditions pénibles exigées pour avoir une demi-solde trop peu élevée pour assurer l'existence. 300 mois de mer, c'est long, et 50 ans, quand on vit un rude métier de matelot, c'est tard. Tout cela pour n'avoir pas 1 F par jour.

 

            Qu'en pensent les mineurs qui bien moins exposés que le matelot ont un gain plus élevé que le sien.

 

            Et c'est cette demi-solde, réversible par moitié sur la veuve, qui permettra plus tard au vieux matelot d'aller mourir sa vieillesse au foyer d'un de ses enfants, sans lui être trop à charge, mais sans pouvoir espérer aucune douceur, à moins qu'il ne puisse, comme bonne d'enfants ou en travaillant à haquer, donner à ses hôtes un appoint sérieux de travail.

 

            Le matelot de Grand-Fort-Philippe n'aime pas quitter sa maison, aussi ne va-t-il à Islande que poussé par le besoin. Il aime la pêche côtière et ces retours fréquents au foyer, cette nourriture saine de poisson frais à  la mer, peuvent compter, eux aussi, comme causes du développement de la famille.

 

            Un point curieux de son caractère est la superstition. Il y a chez lui plutôt de la religiosité que de la religion, et, si on ne manque pas de faire la prière à bord lorsqu'on fran­chit l'extrémité des jetées, on se passera facilement de la messe du dimanche, même si l'on est à terre ce jour-là. Toutefois, les cérémonies du culte catholique leur tiennent fort à cour. À l'entrée de la vie, comme au seuil de l'éternité, on trouve le prêtre, et on le trouve partout, du berceau à la tombe.

 

            Le matelot ira bien chercher quelque sorcier pour demander l'amulette qui lui fera réussir sa saison, mais il ne négligera jamais de faire chanter une messe pour les absents vi­vants ou morts.

 

            Ne trouvez-vous pas qu'il est temps de quitter la maison pour se rendre à bord. Allons donc voir quelles sont les diverses modalités du travail et quel est le salaire qui reviendra au matelot.

 

 

Le travail du matelot.

 

 

            On peut le diviser en deux parties : le travail à terre et le travail à la mer.

 

            Le travail à terre comprend l'entretien du bateau. Ce sont les hommes de l'équipage qui frottent le bateau, mis à sec, et préparent le travail au charpentier ou au calfat, au voilier ou au forgeron. On peut les voir parfois dans l'eau jusqu'aux genoux, gratter les flancs du bateau et les laver ensuite à grands coups de balai. Plus tard, ils viendront le coaltarer soi­gneusement, tandis que l'artiste du bord peindra gravement le numéro et refera l'inscription du tableau.

 

            Puis le travail à terre comprend l'embarquement et le débarquement des engins de pêche, le débarquement du poisson, son étalage sur le quai et ensuite son transport dans la cour du mareyeur qui l'achète. Ces manipulations du poisson se font dans de petites mannes, et c'est un curieux défilé que celui de ces hommes portant une manne de poisson sous chaque bras, ou poussant une brouette, sur laquelle est posé un grand panier de merlans ou de maque­reaux. Les uns ont encore leurs grosses bottes de mer, leur alourdissant la démarche. Les autres, chaussés de galoches ou légers sabots, cuir et bois, étalent leurs mollets dans des bas de couleurs vives. Celui-ci a son suroît encore, celui-là n'a qu'une blouse de grosse toile ca­chou, ou un maillot de laine épaisse.

 

            À la mer, le travail varie suivant le genre de pêche auquel se livre le bateau. Nous al­lons, si vous le voulez bien, passer rapidement en revue les principaux genres de pêche, après avoir fait rapidement connaissance avec le type le plus répandu de bateau.

 

 

Le bateau.

 

 

            Le type est le gros sloop comprenant un équipage qui peut varier de 5 à 10 hommes avec 1 ou 2 mousses. Depuis quelques années, nos constructeurs gravelinois en ont amélioré singulièrement la forme. Plus légers d'aspect, plus fins, plus élancés, avec une voilure plus grande et plus élevée, ces bateaux sont bons marcheurs et tiennent bien la mer. Une flottille de 75 à 80 bateaux part chaque année pêcher la morue dans les mers du Nord, et cette campa­gne de 3 mois est bien supportée par ces navires. Le logement de l'équipage est en avant. Le patron loge tantôt avec l'équipage, tantôt à l'arrière. L'alimentation se fait en commun. Elle se compose surtout de pain, de pommes de terre et de poisson.

 

           

La traille.

 

 

            Ce genre de pêche s'adresse à toutes espèces de poissons. Le bateau  qui s'y livre est armé, comme engin, d'un bâton aussi grand que le bateau, et terminé à chaque extrémité par un rectangle en fer placé perpendiculairement à lui, et destiné à tenir ouverte l'extrémité du filet qui y est attachée. Ce bâton est maintenu à bord par 2 câbles qu'on manouvre au moyen d'un treuil. Lorsque le bateau veut  pêcher, il marche contre le vent puis lorsqu'il a gagné une distance qui lui paraît suffisante, il vire de bord, réduit la voilure pour se laisser dériver et jette sa traille à l'eau. Ce lourd filet traîné par lui, le fait dériver lentement. Au bout d'un laps de temps plus ou moins long, la traille est hissée à bord puis, s'il y a lieu, rejetée à l'eau après en avoir retiré les poissons capturés.

 

            Il faut, vous le voyez, le concours du vent, et, celui du courant pour pouvoir trailler.

 

            Cette pêche dure toute l'année pour certains bateaux, quelques mois séparant 2 saisons pour d'autres. Elle exige en général un équipage de 5 à 6 hommes et un mousse.

 

 

 

 

 

Pêches de saison. Le hareng. Le maquereau. Le merlan. La morue.

 

 

            Les pêches de saison diffèrent entre elles par l'époque à laquelle elles se font, par la nature des engins employés, par leur durée.

 

            Tandis que le hareng et le maquereau se pêchent avec des filets à mailles plus ou moins grandes qu'on laisse flotter au moyen de bouées, le merlan lui se pêche avec des lignes flottantes aussi, et la morue avec une ligne garnie de 1 ou 2 hameçons et manouvrée par un homme.

 

            Les filets qui servent au maquereau et au hareng sont en général la propriété du mate­lot. Je dis « en général », car il arrive qu'une veuve ou un infirme trouve suivant l'expression du pays à « faire naviguer ses filets », c'est-à-dire à confier ses filets à un homme du bord qui prélèvera une part du produit de la pêche pour son labeur, l'autre étant destinée à rétribuer le capital ici représenté par les filets.

 

            Il en sera de même pour les cordes à merlan.

 

            La saison du maquereau comprend la période du 20 août environ au 1er novembre. Les harengs viennent immédiatement après avec les brouillards de novembre et ne durent guère que 3 à 4 semaines. Le merlan, qui commence à donner en même temps que le hareng continuera à occuper ceux qui le pêchent jusqu'au mois de mars.

 

            Les sloops qui se livrent à la pêche fraîche vont chercher un gain plus fort en allant pêcher la morue dans la Mer du Nord sur les côtes norvégiennes ou sur les côtes anglaises. Ils partent au nombre de 75 à 80 à la fin avril, pour revenir en juillet avant le retour des bateaux d'Islande.

 

 

Le salaire.

 

 

            Quel que soit le genre de pêche auquel se livre le matelot, son gain lui est attribué sui­vant deux types distincts : par moitié ou à la part.

 

            En effet, les marins de Grand-Fort-Philippe ne naviguent pas au mois, sauf à bord de 3 petits vapeurs qui ne sont attachés à notre port que depuis trop peu de temps pour que l'on puisse pronostiquer leur avenir.

 

            La navigation à la moitié se fait d'après les règles suivantes : l'armement prélève la moitié des produits de la pêche, l'autre moitié est partagée par l'équipage, une part un quart ou une part et demie pour le patron, un quart ou une demi-part pour le mousse ou le novice, une part par homme. Dans ces conditions le bateau supporte à lui seul tous les frais d'avaries, perte de gréement, etc... et entre pour moitié dans le commun.

 

            Qu'entend-on par commun ? C'est la dépense faite par l'ensemble, la communauté, soit le charbon, les pommes de terre, la lumière, pétrole ou chandelles, les allumettes. Chaque homme n'apporte à bord que son pain. De plus, le matelot a droit à un demi-litre d'alcool et à un certain nombre de chopes à boire sur le commun, c'est-à-dire dont le bateau paiera la moi­tié. Cette institution de commun est mauvaise, car, outre qu'elle impose tel ou tel fournisseur qui, s'il n'est pas l'armateur lui-même, est une de ses créatures. J'entends ne parler ici comme armement ou autre chose que de ce qui se passe à Grand-Fort-Philippe.

           

            Si l'armateur est cabaretier, c'est chez lui que l'équipage devra consommer la boisson du commun, et il livrera les fournitures d'épicerie de son bateau à un collègue, qui en retour lui enverra les chopes et l'eau-de-vie d'un autre commun. Dès lors la porte est grande ouverte aux abus. Vous entendrez donc que l'on paie sur le commun, les boîtes d'allumettes plus que leur prix, le charbon, les pommes de terre, le pétrole un tiers ou une moitié de plus qu'ailleurs, que la mesure n'est pas toujours complète, etc ...

 

            J'ai pour ma part entendu la fille d'un armateur répondre à un matelot réclamant son compte de charbon. « Avec quoi nous chaufferons-nous, nous autres, si on te donne ton compte ! » Tous les armateurs, n'ont pas la naïveté d'avouer ainsi tout haut que le matelot ne gagnera que quand lui-même sera  largement rétribué. Tous les armateurs heureusement n'agissent pas ainsi, mais nombreux sont ceux qui le font et il est fort à craindre que la moitié du commun que doit payer le bateau ne soit, le plus souvent calculée de telle manière que ce soit l'équipage qui paie tout en fin de compte.

 

            Aussi l'administration de la marine, qui a pour le matelot la plus vive sollicitude, est-elle arrivée à empêcher ce mode de navigation refusant à l'Assurance qu'elle a organisée, les bateaux armés sous ce régime et en décidant les équipages à naviguer à la part.

 

            Dans ce dernier mode de procéder, le bateau prend pour lui deux parts et demie et entre dans les frais proportionnellement à ses deux parts et demie, tant frais d'avaries, perte d'agrès, que frais de commun, épicerie, pétrole, pommes de terre, chopes et eau-de-vie. Ici, le matelot constitue, avec l'armateur, une sorte de société pour l'exploitation du bateau et il est plus encouragé à travailler à la mer, et à se garer de toute avarie, puisqu'il a aussi sa part à payer.

 

            Si le bateau pêche à la traille, le prix du commun est retenu d'abord sur le produit de la semaine. S'il fait une pêche de saison, le commun ne se règle qu'à la fin de la saison.

 

            Pour la pêche à la morue, le commun se trouve très grossi, car il faut des provisions d'avance pour 3 mois, et il comprend le sel, les tonnes, tout ce qui est nécessaire à la pêche et s'appelle alors armement. Un industriel quelconque avance le prix de l'armement moyennant intérêt. Cette somme, qui varie de 1 500 F à 2 000 F est garantie par la pêche et par l'assu­rance du bateau en cas de perte, de sorte que le prêteur n'a rien à perdre et a encore le béné­fice qu'il peut retirer en envoyant, moyennant remise convenue, l'équipage prendre ses fourni­tures chez un tel ou chez tel autre.

 

            Et il arrive, qu'au retour de la Mer du Nord, ou à la fin d'une saison de maquereaux, le bénéfice est si maigre qu'il ne suffit pas à payer le commun et que le matelot, au lieu de toucher une part de bénéfice, est obligé de reconnaître sur papier une part de dette. Il est malaisé dans ces conditions de pouvoir apprécier le gain d'un matelot. Il change de métier si je puis parler ainsi plusieurs fois dans l'année. En prenant un homme qui a moyennement réussi, nous lui verrons attribuer 250 F pour sa campagne du Nord. Il a été nourri pendant 3 mois, mais l'armement a pris trois semaines avant le départ, et il n'a rien gagné pendant ce temps-là, et le désarmement prendra lui aussi ce même temps. À peine désarmé de la pêche à la morue, 15 jours vont se passer à armer pour le maquereau. Si le poisson donne, le 1er no­vembre le bateau sera désarmé et l'homme aura touché une fois encore 250 F. Voilà donc un matelot qui aura reçu 500 F pour 7 mois de travail, et aura été nourri pendant 5 mois.

 

            Soyons généreux, attribuons-lui pour ces 5 mois un gain égal à celui des 7 autres, ce qui est trop certainement, et le matelot aura gagné 1 000 F pour une année de travail, 1 000 F pour nourrir et élever toute sa petite famille : ne vous semble-t-il pas que c'est peu, beaucoup trop peu ? L'homme a été nourri pendant  9 mois à bord, sauf le pain qui a été fourni par lui; mais les autres bouches, il leur faut de la nourriture à elles aussi.

 

            Le prix du poisson, la quantité de poisson pêché restent sensiblement les mêmes, et cependant on constate par des faits patents que le Grand-Fort-Philippe décroît. De bonnes maisons d'armement ont disparu, et les bateaux vendus ou perdus ne sont pas remplacés. Il y avait 125 bateaux il y a 10 ans, il n'en reste plus 100 aujourd'hui. À quoi cela tient-il ?

 

            Je crois l'avoir montré, c'est à un défaut d'organisation dans la répartition du gain.Il y a des mours qu'il faut réformer, car, laisser disparaître un pays comme Grand-Fort-Philippe, serait porter un préjudice grave à la Marine Française.

 

            Nous avons vu en commençant, que nous étions en face d'une race forte, de familles de marins ayant l'amour héréditaire et fatal de la mer, se multipliant comme toutes les races qui trouvent dans le nombre des enfants une source de richesse. Eh bien ! cette race reste forte, mais elle commence à s'éloigner de la mer, et sa force prolifique subit un temps d'arrêt. Il y avait en 1898, 143 naissances; en 1902 il n'y en a jusqu'ici que 89, ce qui fera pour les 12 mois, 97 environ soit une diminution de 46.

 

            Pourquoi les pouvoirs publics compétents n'iraient-ils pas aux matelots pour organiser sur une nouvelle base cette classe d'humbles travailleurs trop disciplinés pour demander à la grève ou à la révolte, leur petite part de bien-être dans ce monde ?

 

            La France a besoin d'eux plus que de qui que ce soit. On crée un soldat, on forme en quelques mois un ouvrier; on n'improvise pas un marin.

 

            Puissé-je, Messieurs, vous avoir intéressés à une population pauvre et travailleuse. Puisse mon appel être entendu.

 

            Le temps fait souvent de terribles vides dans cette population de Grand-Fort-Philippe. Que les marins se sentent donc soutenus par une sympathie effective pour combler ces vides. Et toujours le chenal bercera sur ses flots des légions de jeunes mousses s'ébattant joyeuse­ment sous les yeux des vieillards qui attendent, en regardant cette mer qu'ils regrettent en­core, l'heure, retardée pour eux de l'éternel repos.

 

 

 

 

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